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vendredi 7 avril 2017

De la soirée du poète à la cour des miracles



C'est devenu une tradition que de faire la bringue la veille de mes départs. Cette fois je suis allée fêter l'anniversaire de Iouri Iourtchenko, il avait organisé une soirée littéraire, dans le théâtre qu'il a aménagé chez lui, en faisant des fouilles dans la cave de son appartement. Il a chanté une chanson de son cru, et certains de ses amis ont chanté les leurs. Tout le monde se congratulait avec beaucoup de sentiments, c’était une soirée typiquement russe. J’étais arrivée en retard à cause de Xioucha, qui était cependant enthousiaste. Je n’ai malheureusement pas tout compris, je suis au désespoir de me rendre compte que je suis loin de toujours bien comprendre et de parler correctement et me demande si cela me viendra encore, car je suis vieille.
 Un ami de Ioura a parlé de sa sincérité, du caractère lyrique de sa poésie, qui disparaît aujourd'hui, car s’il y avait de nouveaux poètes, ils n’avaient pas souvent accès à l’édition. «Tous ceux de la génération précédente sont morts ou sont en train de mourir, et il ne reste que celui-là, parmi nous, comme une source vive intarissable. » C’est en effet l’impression que j’ai retiré de cette lecture. Je ne comprenais pas tout, mais comme me disait Zakhar à propos de mes propres vers, j’entendais la musique. Un lyrisme auquel les Français ne semblent plus sensibles, que je ne vois pas se manifester dans ce que j’ai pu lire de poésie contemporaine, chez nous, un lyrisme puissant, qui transforme le monde, qui saisit de la vie et de la source qui la secrète le mouvement et la pulsation, et la traduit en discours et en images incantatoires. Si ce souffle, ce lyrisme, cette musique et ces visions sont absents de la poésie, ce n’est plus pour moi de la poésie, mais de la « prouesse technique» desséchée ou snobinarde qui n'obéit pas à une profonde nécessité intérieure et n'a plus cette conviction de l'innocence qui rend géniaux les enfants éternels. La fonction de la poésie s’apparente à mes yeux à celle du folklore, du chant traditionnel: elle transfigure notre existence et ressemble, en ce sens, à une démarche de prière. Selon l'ancien Porphyre: "Pour être chrétien, il faut être un peu poète". 
Le lendemain, départ et voyage affreux. Un type qui avait couru comme un dératé pour avoir sa correspondance trop courte est mort en s’asseyant sur son siège. Une équipe médicale a essayé de le ressusciter en vain pendant trois quarts d’heure. J’étais crevée et somnolente, je me demandais pourquoi les hôtesses galopaient sans arrêt dans le couloir central. J’ai compris en voyant une bonne femme tenir une perfusion, que quelqu’un s’était trouvé mal, et je me demandais pourquoi on ne l’envoyait pas à l’hôpital. En fin de compte, on nous a fait évacuer l’avion, et attendre deux heures à l’aéroport. Je dois dire que l’événement me semblait aussi irréel que fâcheux, je me disais qu’il eût mieux valu que le mort ratât son avion, ce qui n’était guère charitable. Je n’ai pas entendu un cri, les gens continuaient à mener leur vie chacun dans son fauteuil, et ce pauvre type, entouré de professionnels et de voyageurs indifférents, est sorti de son existence sans avoir compris ce qu’il lui arrivait, il a couru pour avoir son avion, et il est mort, en quelques secondes, toutes les raisons qu’il avait de courir ont été réduites à néant.
En arrivant à Paris, j’ai été étourdie par le printemps, les feuilles vertes pleines de lumière, les arbustes en fleurs. Autrement, c’est la cour des miracles, avec des homos et des bobos qui se promènent au milieu, je ne me sentais absolument pas chez moi.
Quand j’ai voulu prendre un taxi, je me suis heurtée au fait qu’il est devenu presque impossible d’en commander un par appel téléphonique. Il faut avoir un smartphone (j’en ai un, mais avec un numéro russe), il faut avoir un compte, chez telle ou telle compagnie, un mot de passe et toutes ces sortes d’horreurs qui vous pourrissent la vie. Ou bien "taper un, taper deux", et on ne tombe jamais sur un opérateur. Ou quand on y arrive, le chauffeur se décommande. J'ai fini par partir, hystérique, en chercher un dans la rue, avec valise, sac et chien, et par miracle, l'amie chez qui je logeais m'en a trouvé un. Il paraît que c’est la nouvelle mode, ils ne veulent plus faire de petites courses, et on ne peut plus les joindre. Vous êtes vieux et chargé, vous n’avez qu’à faire comme le passager de l’avion, passer l’arme à gauche, ça fait toujours une retraite en moins à payer. Tout à coup j’ai réalisé l’inhumanité de cette société électronique qu’on nous fabrique et souhaité de tout cœur la fin du monde.
Arrivée à la gare, je n’ai pas pu retirer mon billet ruineux à la borne, et j’étais harcelée par une rom impudente et plaintive. Je n’avais pas de monnaie, et pas envie de lui refiler une grosse coupure. Je me suis traînée au guichet pour retirer le fichu billet, puis j’ai voulu prendre un café et un croissant pour essayer de retrouver mes esprits . Le serveur de la croissanterie était complètement allumé, il n’arrivait pas à servir les gens, les faisait attendre des heures, leur parlait d’un ton rogue et a fini par nous déclarer : « Si vous voulez du café au lait ou un capuccino, y en a pas, allez ailleurs ! » La rom, un instant chassée par un vigile, était revenue à l’attaque comme une mouche inlassable qui zonzonait ses plaintes mécaniques. Elle était escortée par une folle qui vaticinait et insultait tout le monde. Ayant cassé mon billet de 20 €, j’ai en ai filé 5 à l’horrible rom qui n’est pas du tout allée s’offrir un petit dej comme elle prétendait le faire, et je me suis souvenue du jeune homme bien français que j’avais vu, la dernière fois, fouiller dans les poubelles, et à qui j’en avais offert un sans qu’il l'eût demandé, et sans que j'eusse à regretter mon pognon. « Donne-moi un p’tit billet, geignait la créature.
- Des p’tits billets j’en ai qu’un, je suis retraitée, qu’est-ce que vous croyez, que nous sommes tous richissimes ? Tiens, prends-le et fiche-moi la paix ! »
Il y a des moments où voir le visage du Christ dans celui de son prochain n’est pas simple, surtout en France.
La folle, lassée d’emmerder la rom, s’en est prise à moi, me reprochant de ne pas lui donner de travail, et de ne pas l’aider financièrement, et insultant ceux qui se trouvaient sur son passage. Il me semblait faire un cauchemar sordide et grotesque, bienvenue à la maison. Comment se fait-il qu'une femme dans cet état rôde dans une gare où tout le monde l'engueule, au lieu d'être prise en charge par un hôpital?
Dans le train lui-même, je me suis aperçue que la Russie m’avait donné de mauvaises habitudes. Chargée comme un âne, je me suis fait apostropher par une vieille noire qui me demandait de l’aider à soulever sa valise sur une étagère : «Ici, c’est les vieux qui aident les vieux, si je comprends bien ? » me suis-je exclamée. Eh bien oui, ou plutôt la vieille blanche  a aidé la vieille noire, sous le regard d’un quadragénaire souriant qui n’a aidé ni l’une ni l’autre. Et moi je me suis démerdée toute seule, comme d’habitude.
Je crois que malgré la rudesse du climat, Pereslavl Zalesski, c’est quand même la planque.
Le taxi m’a parlé du vilain Assad qui gazait les petits enfants, il l’avait vu à la télé. Je lui ai démonté son truc, et l’ai laissé convaincu qu’on lui racontait des craques, mais à mon avis, son prochain client le persuadera du contraire. "Je l'ai vu à la télé", c'est l'argument massue. Avant, on croyait ceux qui juraient sur la Bible maintenant, on croit ceux qu'on voit à la télé.



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