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dimanche 26 novembre 2017

Une lueur dans la grisaille

Les caisses de la gare routière étaient toutes fermées, aujourd'hui, un écriteau nous priait d'acheter nos billets dans le bus. Celui-ci arrivé, nous avons attendu des heures dehors, en plein vent glacial: il fallait vérifier les passeports de chaque voyageur et leur rédiger un billet en bonne et due forme. Excédée et malade, je vais dans un deuxième bus arrivé entre temps, mais cela n'est pas plus rapide, et une fois installée, je me gèle encore une demie heure avant que le truc ne démarre et que le chauffage ne fonctionne.
C'était un vrai tortillard, s'il y avait eu des pâquerettes, le chauffeur n'aurait eu qu'à se baisser pour les cueillir au passage. Et près de Moscou, un bouchon, pas trop épouvantable, et à sa faveur, j'ai vu,  cerné par les barres de béton et les garages, zones et centres commerciaux divers, au milieu d'un cimetière tout gris, l'éclat rouge d'une veilleuse solitaire que quelqu'un avait déposé sur une tombe.Il faisait presque nuit, avec ces lueurs malsaines que jettent sur les disgrâces des banlieues les phares des voitures et les lampadaires le long des routes, et cette toute petite lumière rouge, dans un chaos d'arbres sombres et nus et de croix métalliques, veillait je ne sais quel défunt.
Ensuite, je me suis précipitée, en métro, à travers tout Moscou, pour rejoindre la famille Skountsev à l'église saint Dmitri Donskoï. C'était le "bal cosaque", c'est-à-dire qu'en plus d'apprendre à chanter leur folklore aux paroissiens, ils leur apprennent à danser. Au début, il n'y avait pas trop de monde,et ce n'était pas trop chaud, mais ensuite l'ambiance s'est installée. Tout cela se pratique avec les gosses qui grandissent là dedans, trésor pour eux inestimable: cela les rendra plus intelligents que n'importe quel ordinateur, plus sûrs d'eux et plus humains. Je regardais ces gens danser, de tous âges, et je les voyais tous reliés les uns aux autres: ces danses sont faites pour réunir et pour communiquer, quelque chose s'installe entre tous les participants, un courant circule, et tous avaient l'air heureux. La musique elle-même fait du bien à l'âme, au corps, aux nerfs. Les gens qui suivent les cours régulièrement se sont complètement réappropriés leur tradition perdue et s'y sentent tout à fait à l'aise. Elle cimente le groupe, les participants chantent ensemble, échangent des recettes ou des enregistrements, cousent des costumes.
A la fin de tout cela, les membres du cours, leurs enfants et la famille Skountsev ont enregistré une vidéo destinée à protester contre le projet de fermer le Centre National de Folklore. Ils ont exprimé leur vœu que cela n'arrive pas et chanté en choeur.
Je n'ai pas une haute idée des fonctionnaires russes, non plus que de n'importe quel pays, et je crois qu'ils sont à la fois coupés de leur sol et de leur peuple et vendus aux plus offrants. Pourquoi faut-il fermer ce centre, alors que si les gens revenaient à leur culture originelle et originale, ils y puiseraient une grande force morale, une fierté, un bonheur qui ne coûte pas cher, un développement harmonieux, une cohésion nationale, une grâce qui les tiendraient éloignés de la drogue, peut-être même de l'alcool, de la débauche triste et de la vulgarité, bref de tout ce qui mine les sociétés contemporaines? Poser la question, c'est déjà y répondre. C'est sans doute pourquoi l'Eglise semble commencer, au contraire, à favoriser la transmission du folklore.
J'ai reçu d'une amie russe un article qui établit le tableau clinique de la société russe gangrenée par le capitalisme occidental qui cherche à tout pervertir, et je sens le communisme sous-jacent: il manque à la Russie un "ciment idéologique" et une main ferme, bonjour Staline. Sur la description clinique, je suis d'accord, sur le capitalisme occidental également, et tous les pourrisseurs doivent trouver ce qu'il faut de complices chez les fonctionnaires vendus ou les libéraux. Mais la solution serait le retour à une situation précédente qui a largement contribué à l'installation de la situation actuelle? Qui a commencé à détruire toutes les valeurs russes, la foi russe, les traditions et la culture russe, qui a persécuté tous les plus grands génies du début du XX° siècle, détruit le patrimoine, méprisé la culture populaire qui n'était plus représentée que par des formations "folkloriques" très éloignée de l'esprit de la tradition, avec des danseurs et chanteurs dressés au sourire mécanique? Qui a détruit la paysannerie, les cosaques? Persécuté l'Eglise? Décrété qu'avant 17, le peuple était un misérable obscur titubant dans les ténèbres?
Evidemment, quand on considère que les valeurs russes sont les valeurs soviétiques, parce qu'on n'en a pas reçu d'autres et que l'on ne peut pas comparer, ou qu'on voit son histoire à travers les lunettes de l'idéologie inculquée, on reste dans la fausse opposition de Charybde et Scylla.
Ce qui peut sauver la Russie, c'est la foi et les valeurs russes, c'est le retour à sa propre culture, et c'est d'ailleurs valable pour n'importe quel pays, mais il survit ici quelque chose qui s'est perdu ailleurs.
Comme je l'avais déjà dit dans une autre chronique, j'avais appris de l'ethnographe Starostine que les bolcheviques avaient convoqué tous les vielleux de Russie à un "congrès" soi-disant pour étudier leur art. C'étaient généralement des aveugles et des infirmes qui chantaient des "poèmes spirituels" en s'accompagnant à la vielle. Tous ceux qui ont répondu à l'invitation ont été arrêtés et fusillés, c'est pourquoi cette forme d'art populaire avait presque complètement disparu.
Merci bien.
A la fin du concert d'hier soir, on a chanté la célèbre chanson cosaque Любо, братцы любо qui se termine par l'évocation de Trotski et de Sverdlov qui ont "crucifié notre Mère la Russie".
Et c'est bien ce qu'ils ont fait.

il ya cent ans....



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